L’affaire du philosophe Jacques Derrida
docx | pdf | html ◆ článek, francouzsky, vznik: 2. 1. 1982 ◆ poznámka: k textu je připojen (francouzsky i česky) text: "Výzva Asociace Jana Husa na podporu československých univerzitních pracovníků"
  • in: Les temps modernes, 38, 1982, č. 429, str. 1839–1843
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  • Případ filosofa Jacquesa Derridy v širších souvislostech

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    APPEL DE L'ASSOCIATION JAN HUS 1841


    L’affaire du philosophe Jacques Derrida [1982]

    Un séminaire de philosophie s'est tenu dans mon apparte­ment, depuis la mi-avril 1980, chaque lundi, excepté pendant les deux mois d’été,

    Ce séminaire a souvent accueilli, pour des conférences, des philosophes anglais, américains, français et hollandais. Sa mise en place à été la conséquence de la répression absurde dont a fait l’objet un séminaire analogue organisé par Julius Tomin.

    Dans les premiers mois de 1980, la répression policière attei­gnit un tel degré que Tomin dut arrêter son travail. Mais notre séminaire ne doit pas être interprété seulement comme un acte de solidarité envers celui de Tomin ; c'est avant tout un effort pour maintenir la survie de la philosophie en Tchécoslovaquie.

    La philosophie dans notre pays a été éprouvée non seulement par Ja fermeture des universités, durant l’occupation, mais aussi par la liquidation de philosophes de premier plan, dans les camps et les prisons nazis.

    Ainsi affaiblie, la philosophie a été incapable de retrouver des forces assez vite, surtout après février 1948, quand on cessa de nommer des philosophes non-marxistes, tandis que des philo­sophes marxistes, ou présentés comme tels, même si leurs quali­fications étaient insuffisantes, étaient choisis, La figure de proue de la philosophie marxiste à cette époque devint un philosophe importé d’Union soviétique, qui devait même improviser son tchèque. Plus tard cependant, il joua, dans une certaine mesure, un rôle positif.

    Le plus grand penseur tchèque de l’après-guerre, Jan Patocka, dont on empêcha la nomination à l’université de Prague d’abord, puis à celle de Brno jusqu’en février 1948, incarne la destinée de la philosophie tchèque. Par la suite, Patocka, fut chassé de l’université et interdit pendant près de vingt ans. Au terme de cette période, il put retrouver un poste de professeur à la faculté de philosophie, mais, aü bout de quelques années il fut contraint de la quitter définitivement. Le sort des autres philosophes qui refusèrent de rentrer dans le rang fut plus ou moins semblable.

    Actuellement la crise de la philosophie tchèque s’est encore aggravée, car, de surcroît, les meilleurs philosophes marxistes ont été à leur tour chassés de l’université, si bien que ce qui subsiste péniblement n’est ni la philosophie prise dans toute sa diversité, ni même la philosophie marxiste ; mais la vulgarisation d’un soi-disant marxisme, dans sa forme la plus simpliste et la plus dogmatique.

    Dans toute la Tchécoslovaquie, il n’y a plus de possibilité institutionnelle de s’informer de l’état réel de la pensée philo­sophique dans le monde.

    Beaucoup de disciplines sont dans cette situation, en parti­culier les sciences humaines.

    Cette situation est totalement contraire aux conventions inter­nationales sur les Droits de l’Homme et à la résolution finale de la conférence d’Helsinki. En effet les organisations politiques et étatiques rendent systématiquement impossible, à tous les niveaux, pour un philosophe non-marxiste, l’enseignement de la philosophie dans les collèges ou les lycées. Toute personne dont les opinions s’écartent de la ligne officielle — un chrétien, par exemple — ne peut enseigner dans le secondaire, ni même dans le primaire. Cette situation anormale au regard des Droits de l’Homme, a été confirmée par la loi de 1980 sur les universités.

    Après l'intervention militaire de 1968, toute notre société a vécu d'une manière tout à fait anormale, des, responsables, très compétents, ont été licenciés et remplacés par des gens de niveau moyen ou bas. Pendant des années, leur unique souci a été de ne pas être concurrencés par des gens plus jeunes et doués.

    Notre pourcentage de diplômés de l'université est le plus bas du bloc soviétique, et, même pour eux, il n’y a pas assez de débouchés à cause du peu de cas qu'en font les entreprises et les organisations.

    A mon avis, notre société se rapproche dangereusement d'une sorte de « conspiration de l'incompétence ». Cela étant, notre société doit alors construire des mécanismes de défense et de survie, parallèlement aux structures officielles, aussi indépen­damment que possible, et non seulement comme une opposition à ces structures.

    Notre but, dans nos séminaires de philosophie, n'est pas sim­plement de polémiquer contre le marxisme officiel ; nous avons besoin, au contraire de partenaires tout à fait différents, si nous voulons améliorer le niveau de notre réflexion.

    Ici, nous rendons hommage à l'action positive de Julius Tomin. Grâce à la justesse de ses intuitions et à ses initiatives pratiques, il a établi une nouvelle tradition de contacts avec la philosophie européenne contemporaine et la philosophie améri­caine influencée par l'Europe. Je suis persuadé, comme mes étudiants et mes amis, qu'il faut continuer son oeuvre et rester en contact avec tous les philosophes prêts à venir et faire des conférences sur leur travail, même si cela signifie de nouveaux désagréments pour nous et pour eux.

    Depuis deux ans que dure le séminaire de philosophie, il y a peut-être eu quatre ou cinq interventions de la police et les séances ont été interrompues deux fois. Une fois, un conféren­cier a été expulsé, et une autre fois, on s’est mis d'accord pour que le conférencier, déjà arrivé à Prague, ne fasse pas sa confé­rence. Ainsi, le séminaire a pu avoir lieu.

    Moi-même, j'ai été interrogé deux fois et effectivement détenu ; plusieurs participants au (séminaire ont été interrogés à maintes reprises.

    Au mois de mai, l'an dernier, il y eut un début de négocia­tions en vue d’enregistrer éventuellement le séminaire en tant que communauté éducative. Ainsi nous aurions pu travailler

    publiquement. Mais j*ai cessé toutes les négociations, quand plu» sieurs de mes amis ont été arrêtés et détenus au moment où les deux Français qui transportaient des tracts en tchécoslovaque ont été interceptés. Il n'y a toujours pas eu de procès depuis.

    Cependant, malgré les nombreuses interventions de la police, nous avons l'impression qu’elle a toléré nos activités jusqu'à ces tout derniers temps.

    La situation a changé brusquement après le coup d'Etat militaire en Pologne. Le lendemain, le 14 décembre, la police a interrompu le séminaire et arrêté tous les participants, deux pour quarante-huit heures, moi-même vingt et une heure. Les autres furent relâchés le soir même, après plusieurs heures d'in­terrogatoire. La semaine suivante s'écoula sans incident. Mais le 28 décembre, eut lieu le séminaire où Jacques Derrida fit sa conférence. Comme nous l'avons appris plus tard, la police arriva dans la maison après le début de l'exposé, et demanda ses papiers à un retardataire. Plus tard, après le départ de Derrida, la même chose arriva à un autre des participants à la séance. C'est pour­quoi nous avons pensé que J. Derrida était, lui aussi, arrêté quand il ne revint pas le lendemain pour continuer la discussion. En fait, il a probablement dû quitter le séminaire sans avoir été interrogé, mais nous ne savons pas ce qui s'est réellement passé. Il ne retourna pas à son hôtel, sauf au dernier moment avant le départ de son avion, le mercredi matin, pour prendre ses bagages.

    Mais il fut arrêté à l'aéroport et accusé ensuite de trafic de drogue hallucinogène.

    Avant sa conférence, il nous avait bien fait comprendre qu’il avait eu des difficultés, mais sans nous donner de détails, car notre appartement est probablement écouté. Peut-être est-ce la raison de son départ rapide, après une courte discussion.

    Après l'intervention de l'Ambassade de France et une lettre très ferme du gouvernement français, le vendredi matin, Derrida fut mis dans le train et arriva à Paris le samedi. Je n'ai pas encore entendu sa déclaration. Je sais seulement qu'il rejette toutes' les accusations portées contre lui.

    Dès maintenant, nous pouvons être certains que l'action menée contre le philosophe J. Derrida est en fait une attaque indirecte contre notre séminaire et que son but est d’intimider des participants éventuels, afin de les décourager de venir faire des communications dans notre séminaire. En même temps, il est étonnant quil n’y ait pas eu d’intervention directe de la police durant le séminaire lui-même.

    C’est probablement le signe que les partisans de la ligne dure n’ont pas encore complètement pris le dessus et qu’ils doi­vent se contenter de rendre notre travail et notre collaboration avec des visiteurs étrangers plus difficiles.

    Nous espérons vivement que nos amis à l’étranger ne se décourageront pas. Quels que soient ceux qui ont peur de la philosophie réelle, nous, nous n’avons pas l’intention de l’aban­donner et nous allons continuer à avancer aussi longtemps que demeurera la plus petite possibilité de le faire. Et, si nos auto­rités essaient de rendre notre travail impossible par des moyens illégaux — car ce sont les seuls moyens qu’ils aient —, nous comptons sur l’appui et les protestations de tous ceux qui sont conscients de l’importance et du caractère irremplaçable de la philosophie, et de la culture humaine en général.

    Prague, le 2 janvier 1982, Professeur Ladislas Hejdanek.



    [k textu byla připojena tato výzva:]



    APPEL DE L'ASSOCIATION JAN HUS POUR LE SOUTIEN AUX UNIVERSITAIRES TCHECOSLOVAQUES

    La répression s'aggrave en Tchécoslovaquie. Elle atteint en particulier tous ceux qui, déjà exclus pour des raisons politiques des institutions de recherche et d'enseignement, sont maintenant traqués dans le travail intellectuel qu'ils doivent poursuivre hors de l'Université, soumis à des pressions croissantes, harcelés par la police à leur domicile même, menacés de poursuites judiciaires et d'emprisonnement. Or ces hommes et ces femmes veulent d'abord affirmer le droit à la pensée et à la recherche. Travaillant dans des conditions légales et s'inspirant de l'accord final de la conférence d'Helsinki, il# souhaitent pouvoir rencontrer des col­lègues ou amis étrangers et échanger avec eux idées ou publica­tions. C'est de cette possibilité qu'ils risquent d'être désormais privés par la nouvelle offensive de la police tchécoslovaque. En 1980, des philosophes anglais avaient été expulsés de Prague. Pour avoir participé à un séminaire, le philosophe Jacques Der­rida a été récemment emprisonné pendant vingt-quatre heures dans des conditions brutales après qu'on eut glissé des sachets de matière brune dans sa valise pour l'accuser de trafic de dro­gue. Ces manœuvres grossières ont sans doute échoué mais elles démontrent que les autorités tchécoslovaques tendent à alourdir par tous les moyens ces effets d'intimidation.

    Nous dénonçons solennellement toutes ces violences. Nous demandons instamment au gouvernement tchécoslovaque d'y renoncer dès maintenant et de permettre à tous les échanges Intel­lectuels de se poursuivre conformément à la loi. Tant que cette demande légitime ne sera pas satisfaite, nous considérons que les autorités tchécoslovaques prennent la responsabilité de ren­dre impossible toute coopération scientifique et universitaire avec les institutions officielles de la Tchécoslovaquie.

    Nous lançons ici un appel à toutes les personnes et à toutes les institutions attachées aux droits élémentaires que nous enten­dons réaffirmer : qu'elles s'associent activement à notre protesta­tion et à nos exigences, qu'elles en diffusent le texte aussi largement que possible et l'adressent en leur nom au gouverne­ment et aux ambassades de Tchécoslovaquie.



    [strojový překlad:]



    VÝZVA ASOCIACE JANA HUSA NA PODPORU ČESKOSLOVENSKÝCH UNIVERZITNÍCH PRACOVNÍKŮ

    Represe se v Československu zhoršuje. Zasahuje zejména všechny ty, kteří již byli z politických důvodů vyloučeni z vědeckých a vzdělávacích institucí a nyní jsou pronásledováni i v intelektuální práci, kterou musí vykonávat mimo univerzitu. Jsou vystaveni rostoucímu tlaku, obtěžováni policií přímo ve svých domovech a ohrožováni soudním stíháním a vězením. Tito muži a ženy přitom chtějí především potvrdit právo na myšlení a výzkum. Pracují v legálních podmínkách a inspirují se závěrečným aktem helsinské konference. Přejí si mít možnost setkávat se se zahraničními kolegy či přáteli a vyměňovat si s nimi myšlenky či publikace. O tuto možnost jim hrozí, že budou novou ofenzivou československé policie definitivně připraveni. V roce 1980 byli z Prahy vyhoštěni angličtí filozofové. Filozof Jacques Derrida byl nedávno za účast na semináři na dvacet čtyři hodin uvězněn v brutálních podmínkách poté, co mu do kufru podstrčili sáčky s hnědou látkou, aby ho obvinili z obchodování s drogami. Tyto hrubé manévry sice pravděpodobně selhaly, ale ukazují, že československé úřady se všemi prostředky snaží tyto zastrašující praktiky zintenzivnit.

    Slavnostně odsuzujeme veškeré toto násilí. Naléhavě žádáme československou vládu, aby se ho okamžitě vzdala a umožnila veškeré intelektuální výměny v souladu se zákonem. Dokud nebude tento legitimní požadavek splněn, považujeme československé úřady za odpovědné za znemožnění veškeré vědecké a univerzitní spolupráce s oficiálními institucemi v Československu.

    Tímto apelujeme na všechny jednotlivce a všechny instituce, které se hlásí k základním právům, jež hodláme znovu potvrdit: aby se aktivně připojily k našemu protestu a našim požadavkům, aby šířily text této výzvy co nejširěji a zaslaly jej svým jménem vládě a velvyslanectvím Československa.